Recep Tayyip Erdogan en était sûr : son pays était très armé face à l’épidémie de coronavirus. Le président turc, qui use de la diplomatie médicale pour tenter de redorer son blason, se retrouve plus fragilisé qu’il ne l’imaginait sur la scène intérieure.
« La Turquie a la réputation d’avoir un système de santé très performant, la façon dont Recep Tayip Erdogan a organisé et démocratisé le système de santé est même une des bases du soutien de l’opinion publique à l’AKP –le parti au pouvoir- et au président » explique Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Ifri. « On a donc un flot de chiffres assez ronflants qui ont été communiqués assez rapidement pour montrer que le pays serait mieux préparé que d’autres. La Turquie disposait avant la crise de plus de 39 100 lits de soins intensifs, et Erdogan a dit qu’il allait recruter des nouveaux personnels de santé pour se battre sur le front du coronavirus, en plus des 165 000 médecins et 200 000 infirmiers déjà dans les hôpitaux ».
Prisons, la double peine
Pas question en revanche de faire un geste pour l’opposition. Une loi votée par le Parlement turc a bien décidé la libération de dizaines de milliers de détenus pour tenter de désengorger les prisons menacées par le virus, mais cette mesure a exclu les détenus condamnés pour terrorisme, et la définition est déjà très large en Turquie… Elle ne concerne pas non plus les journalistes, opposants politiques et avocats qui se trouvent en détention provisoire. Katia Roux, chargée de plaidoyer à Amnesty International dénonce une double peine : « Les conditions de détention dans les prisons turques sont absolument déplorables, les infrastructures sanitaires sont délabrées, il n’y a pas d’aération, pas d’accès à de l’eau potable. Les médicaments ne sont pas fournis aux détenus qui en ont besoin, ils n’ont pas non plus accès à des soins adaptés. Tout cela facilite la propagation du virus. Même à l’isolement, même sans être dans une cellule surpeuplée, le fait de ne pas avoir accès à des soins adaptés, pour des personnes qui sont déjà vulnérables, du fait de ces mois ou années d’emprisonnement (le philanthrope Osman Kavala en était le 18 avril dernier au 900ème jour de prison), c’est extrêmement dangereux ».
À cela il faut ajouter qu’il est encore plus difficile de protester en Turquie, puisque tous les rassemblements de masse sont interdits pour lutter contre le coronavirus. Le ministre de l’Intérieur turc est même allé jusqu’à ouvrir une enquête sur le maire d’opposition d’Istanbul, en cause : la collecte de fonds que sa municipalité a organisée pour lutter contre le coronavirus. Cette gouvernance d’une main de fer a pourtant connu de sérieux ratés ces dernières semaines, avec plus de morts qu’attendu (le pays vient de dépasser la barre des 2 000) et une annonce de confinement il y a 10 jours faite deux heures avant son entrée en vigueur, une annonce qui a engendré des mouvements de panique dans les magasins et une démission du ministre de l’Intérieur finalement refusée. « On est passés d’une surconfiance en soi à une impression et une nouvelle conscience de fragilité », explique Dorothée Schmid. « ça se traduit par une fébrilité dans la gestion des mesures de confinement et des interdictions. On a l’impression d’une certaine pagaille dans les décisions, et on est passé au bord d’une crise politique avec cette démission du ministre de l’intérieur. Erdogan sait qu’il joue vraiment sa crédibilité ».
Empêcher une nouvelle dégradation de l’économie
Une volatilité des décisions liées aussi à des exigences économiques : les finances du pays avant l’arrivée du Covid-19 étaient déjà très fragiles, les revendications sociales et économiques montent, l’opposition a remporté l’année dernière la plupart des grandes villes de Turquie, dont Ankara et Istanbul.. Recep Tayip Erdogan veut donc tout faire pour empêcher une nouvelle dégradation de l’économie. Le secteur du tourisme qui emploie 2,5 millions de personnes est déjà très menacé. Mais la bataille du Covid-19 se joue aussi pour le président turc à l’international. Avant la crise, la Turquie jouait le rapport de forces avec l’Union européenne en envoyant des migrants vers la frontière avec la Grèce, désormais Ankara joue sa carte dans la diplomatie sanitaire, avec des masques, des blouses et du gel hydroalcoolique envoyés à l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni, le tout à grands renforts de communication gouvernementale, avec décollages d’avion chargés de matériel médical retransmis en direct à la télévision.
Question de prestige, signe aussi d’une volonté d’apaiser ses relations avec nombre de pays, à commencer par les européens. Dorothée Schmid :. « On a une volonté aujourd’hui d’apaiser les tensions avec l’Union européenne. C’est lié à la façon dont la Turquie conçoit son environnement stratégique immédiat aujourd’hui. Il y a un sujet prioritaire, c’est la crise syrienne et plus particulièrement la question d’Idlib et les désaccords qui ont émergé avec la Russie ces derniers temps. La Turquie a besoin à la fois pour des raisons économiques, puisque son économie reste très intégrée avec celle de l’UE, mais aussi pour des raisons diplomatiques de rééquilibrage, d’améliorer ses relations avec l’UE ».
Ankara a aussi envoyé du matériel dans les Balkans, a même tendu la main.. à l’Arménie, avec l’autorisation de vente de médicaments. La Turquie a également répondu positivement à une commande d’Israël pour du matériel médical. Cette crise c’est pour Recep Tayip Erdogan l’occasion d’une tentative de redorer son image en s’imposant comme une véritable puissance humanitaire.. si et seulement si l’épidémie et ses conséquences ne déstabilisent pas son pouvoir.
RFI